Le trophée de la Coupe du Monde de cricket, s’est ainsi offert une escale de prestige à Paris le 19 août dernier au premier étage de la Tour Eiffel lors d’une réception rassemblant ambassadeurs et stars de cinéma indien, ainsi que des joueurs de cricket et les membres de l’Association française de cricket, ou France Cricket, l’organisation qui régit la discipline dans le pays en vertu d’un accord avec le ministère des Sports.
Cette opération séduction, dans un pays où ce sport reste confidentiel avec autour de 2000 licenciés, cache une réalité beaucoup moins reluisante. Des joueurs, clubs et membres récents de France Cricket accusent l’organisation d’actes frauduleux pour embellir l’image du cricket français afin d’obtenir des fonds du Conseil international du cricket (ICC), tout en manquant de transparence sur l’utilisation de ces fonds.
Dans un communiqué publié par France Cricket en mars 2022 et intitulé “l’évolution du sport féminin et du cricket en France”, l’organisation déclarait que 25 % des personnes possédant une licence de cricket en France étaient des femmes et que 91 matches féminins seraient organisés cette année-là. Mais des entretiens avec plusieurs personnes ayant collaboré avec France Cricket, révèlent que ces chiffres ont probablement été surévalués.
Parmi ces voix qui sèment le doute, celle de Tracy Rodriguez. L’ancienne internationale française s’emploie depuis longtemps à promouvoir le cricket féminin dans l’hexagone. Mais le nombre de matches féminins organisés selon le rapport la laisse sceptique. Ses doutes se cristallisent notamment sur la deuxième division féminine française, qui comprend neuf équipes, toutes sauf une basées dans la région parisienne. Elle affirme qu’après avoir été élue au conseil d’administration de France Cricket en juin 2021, on lui a ri au nez lorsqu’elle posait des questions sur ces matches féminins. En 2022, elle a tenté de vérifier si ses soupçons étaient justifiés. Elle n’a pas vu de matches se dérouler. Tracy Rodriguez a démissionné de France Cricket en février 2023.
Demi-finale et finale fantômes
Selon le calendrier officiel de France Cricket, le terrain de cricket de Sarcelles, dans un parc au nord de Paris, devait accueillir le 2 septembre à 14 h une demi-finale de deuxième division féminine entre le club de Saint-Omer et le Paris Knight Riders. Au lieu du match féminin annoncé, c’est la demi-finale des U19 masculins qui s’est tenue, normalement prévue plus tôt dans la journée. Le match de deuxième division féminine n’a, semble-t-il, jamais suivi. Trois jours plus tard, France Cricket a confirmé dans un compte-rendu publié sur son site Internet que le match avait bien eu lieu et que les Knight Riders l’avaient emporté. Des représentants du Paris Knight Riders et de Saint-Omer se sont contredits sur la tenue effective de ce match.
S’agissant de la finale de la deuxième division féminine du 16 septembre entre les Paris Knight Riders et le Balbyniens Cricket Club 93, la rencontre, prévue à Dreux, n’a jamais eu lieu. Pourtant, trois jours plus tard, France Cricket en a validé les résultats. Plusieurs dirigeants de France Cricket ont des liens avec cette supposée finale : Prethevechand Thiyagarajan, trésorier de France Cricket, est licencié chez les Balbyniens. Le trésorier adjoint, Asif Zahir, possède une licence à Dreux, le club qui accueillait et arbitrait le match.
Pour comprendre l’intérêt qu’il pourrait y avoir à feindre l’organisation d’un match, il faut se pencher sur le fonctionnement du système de subventions du Conseil international du cricket. Dans les comptes-rendus des réunions du conseil d’administration de France Cricket, il est régulièrement fait mention du “scorecard de l’ICC”, une série d’indicateurs permettant à l’organe international d’évaluer le montant des fonds de développement à allouer à ses pays membres associés. Selon une présentation de l’ICC de 2021 sur la situation du cricket en France, le Conseil international devait fournir 60 à 70 % du budget total de France Cricket, soit environ 320 000 dollars sur un total de 520 000 dollars (l’équivalent de 305 000 euros sur un total de 496 000 euros) pour l’année 2022. Près de la moitié de ces fonds de l’ICC est destinée à soutenir les crickets féminin et junior.
Selon le procès-verbal d’une réunion du conseil d’administration du 10 janvier 2020, France Cricket a présenté un budget annuel “largement inspiré” des exigences de l’ICC. “Le Conseil d’administration est également conscient que les subventions de la part de l’ICC sont désormais étroitement liées à la performance de la France sur plusieurs mesures sur le scorecard ICC”, peut-on lire dans le document. “Le risque d’être dégradé (ou dépassé par un autre pays plus performant) est tout simplement la perte de 100 000 dollars d’une année à l’autre.”
Le procès-verbal révèle ensuite la direction que France Cricket entendait prendre. “Les données auront une influence sur le prochain scorecard, d’où l’intérêt d’y mettre les meilleurs chiffres (…) Le développement doit se concentrer sur les recrutements juniors et féminins”, peut-on lire dans une section intitulée “Scorecard et implications 2020”.
Dans des notes de réunions ultérieures et dans un document de présentation de la stratégie 2021-2024 que France Cricket a envoyé à l’ICC et qu’a pu consulter France 24, l’association détaille les multiples initiatives de développement. Il contient une série de mesures, impressionnantes sur le papier, telles que des “camps d’entraînement régionaux bimensuels”, des “compétitions scolaires pour filles” et le lancement de nouvelles ligues.
Or, après la levée des restrictions sanitaires dues au Covid-19, France Cricket a instauré des règles où les meilleures équipes du cricket masculin sont obligées de développer des équipes féminines et juniors et de jouer des matches sous peine de se voir infliger des amendes, voire d’être reléguées dans une ligue inférieure.
James Worstead, entraîneur de l’équipe masculine des Vipères de Valenciennes (qui évoluent en quatrième division), organise occasionnellement des matches féminins face à des équipes de première division, même si le club n’a pas d’équipe enregistrée auprès de France Cricket. Pour cet entraîneur, France Cricket a créé un système qui lie la réussite des équipes masculines à la création d’équipes féminines et juniors – si une équipe ne peut pas aligner une équipe féminine, elle ne peut pas concourir dans les ligues masculines les plus prestigieuses.
Mais comme il est difficile de constituer une équipe féminine, les équipes se contentent parfois d’inventer les scores des matches. “La plupart des clubs trichent, ils prétendent avoir une équipe féminine”, accuse James Worstead. “Nous avons refusé de truquer des matches, ce qui signifie que même si nous obtenons une victoire sur le terrain [avec l’équipe masculine, NDLR], nous ne pourrons probablement jamais être promus.”
Clubs honnêtes sanctionnés
Irma Vrignaud, une autre ancienne joueuse française et désormais membre du conseil d’administration de France Cricket, révèle que paradoxalement, ce sont les clubs honnêtes qui sont sanctionnés, le système incitant davantage les clubs à envoyer des faux résultats. Selon les directives de France Cricket, l’amende pour absence ou forfait est de 200 euros. En cas de récidive, l’amende passe à 300 euros. Le fait de ne pas se présenter à une demi-finale ou à une finale entraîne pour le club une pénalité de 1 000 euros. Des sommes considérables pour ces clubs amateurs.
En 2021, année où France Cricket a commencé à contraindre les clubs à avoir des équipes féminines et juniors, l’organisation a déclaré 20 210 € de revenus provenant des amendes sur sa déclaration d’impôts annuelle, soit dix fois plus qu’en 2019. Au cours de la saison 2022, le revenu des amendes est retombé à 5 248 €, à la même époque où les premières preuves de matches fantômes ont été relevées par Tracy Rodriguez.
Gestion opaque
L’ancienne directrice générale de France Cricket, Marjorie Guillaume, autrice du rapport sur l’évolution du sport féminin et du cricket en France, affirme avoir écrit ce rapport peu après son embauche (qui a couru de janvier 2022 à mai 2023) avant qu’elle ne se rende compte de ce qui se passait.
Marjorie Guillaume affirme que France Cricket dépenserait “des centaines de milliers d’euros” pour du matériel de cricket qui resterait sous clé dans le sous-sol du siège de France Cricket, à Saint-Maurice près de Paris. “Je n’ai jamais été autorisée à descendre au sous-sol pour voir l’équipement”, dit-elle.
Après son tumultueux mandat à la tête de France Cricket, Marjorie Guillaume a adressé ses plaintes à l’ICC. Au moins cinq personnes, dont l’ancienne directrice générale, ont exprimé leurs doutes sur la gestion du cricket français auprès de l’instance internationale.
Le ministère français des Sports risque d’être obligé bientôt de répondre à cette situation parce que le cricket sera l’un des sports additionnels aux Jeux olympiques de Los Angeles, en 2028. Les sports olympiques sont automatiquement considérés “haut niveau” en France, un statut qui rend la discipline éligible à davantage de subventions.
E.KOUAKOU